Le choix des deux icônes qui bornent l’exposition de l’Institut du Monde Arabe consacrée aux divas ne doit évidemment rien au hasard.
Oum Kalthoum, dont les surnoms laissent deviner l’aura (« La Quatrième Pyramide », « L’Astre de l’Orient », « la voix incomparable » selon la Callas), fut sans conteste la grande voix du monde panarabe, l’incarnation sur scène et dans le cœur de tout un peuple des visions du Rais Nasser. Quant à Dalida, Miss Égypte 1954, elle deviendra la voix de l’Orient dans la France post-coloniale, ne chantant finalement que sur le tard en arabe. Peu importe, ce choix assumé par les deux commissaires de l’exposition, Hanna Boghanim et Elodie Bouffard, permet d’affirmer la place centrale que fut Le Caire dans cette histoire-là.
« Les grandes Divas dont on parle par la suite ont pu exister parce qu’il y a eu, dans les années 20 au Caire, des évolutions politiques, sociétales, technologiques et artistiques. Nous parlons, bien entendu, du mouvement féministe en Égypte dans les années 1920 et du rôle de certaines femmes telle que Hoda Chaaraoui qui se sont battues pour faire avancer le droit des femmes dans la société égyptienne. »
Femmes phares éclairant le monde arabe
La première partie du parcours chronologique revient en textes, musique et images sur la Nahda, cette féconde période de « renaissance intellectuelle » dont la capitale égyptienne sera l’épicentre, drainant des artistes et intellectuelles de tout le Moyen-Orient. A partir des années 1920, les femmes sont de plus en plus nombreuses à s’imposer à l’image de Mounira al-Mahdiyya qui sera la première femme à chanter sur une scène de cabaret ou Badia Massabni, véritable meneuse de revue et femme d’affaires affûtée. Toutes ces femmes plutôt bien nées invitent toutes les autres, parfois moins bien loties, à s’émanciper de leur famille ou de la domination masculine. Nul doute que la portée de leurs actions et créations ira même au-delà. Oum Kalthoum, petite paysanne et fille d’imam, aurait-elle atteint de tels sommets sans ces pionnières ?
Cette chanteuse hors pair (une maîtrise des modalités et une capacité à envoûter sur les tempos les plus lents qui rappellent les maîtres chanteurs indiens) qui fut la protégée du roi Farouk, puis la porte-parole de Nasser (en qui le magazine Time verra une « arme secrète » du Raïs), est l’une des quatre personnalités sur lesquelles s’arrêtent la deuxième partie de l’exposition. Elle est sans aucun conteste au-dessus du lot, comme le démontre ce court document de Youssef Chahine au moment de ses funérailles en 1975 : tout un pays semble l’accompagner une dernière fois. Moment immanquable de l’exposition ! Warda, Fairouz et Asmahan sont les trois autres divas d’exception. « Elles incarnent toutes une histoire différente du monde arabe. », reprennent les commissaires pour expliciter leur choix. Asmahan, princesse druze d’origine syro-libanaise qui bâtit sa carrière en Égypte dès les années 1930, connut un destin hors du commun, et une fin tragique à 27 ans. Ce qui la place avec le bluesman Robert Johnson parmi les premiers artistes du fameux club des 27, formé par celles et ceux décédés à cet âge (Jimi Hendrix, Amy Winehouse, Kurt Cobain et autre Janis Joplin pour mémoire). De quoi entrer dans la légende.
Si la carrière de Fairouz est autrement plus longue, elle fait tout autant partie de la légende du Moyen Orient. Née en 1935 dans un village des montagnes, grandie dans une famille d’obédience chrétienne maronite plutôt conservatrice, Fairouz dut affronter son père qui refusait de voir l’évidence du talent de la future grande. Elle prendra son envol dans les années 1950, bénéficiant du soutien d’Assy, qu’elle épouse en 1954, et de Mansour Rahbani, deux frères qui offriront l’écrin adéquat à son timbre exceptionnel, variant les plaisirs, d’un festif dabke à un tendre tango. Puis, alors que la guerre éclate au Liban et qu’elle se sépare de son premier mentor et mari, elle s’appuiera sur les talents de producteur de son fils Ziad Rabhani. Bien au-delà de Beyrouth, de Casablanca à Damas, l’égérie grandie sous influence des arabesques égyptiennes et du folklore local aura mis tout le monde d’accord, transcendant les clivages tout comme les générations. Encore l’été dernier la jeunesse libanaise se retrouvait aux sons de Li Beirut, l’hymne officieux de la contestation et des douleurs qui ébranlaient une nouvelle fois ce pays meurtri. Quant à Warda, elle incarne « la chanteuse de l’exil » selon les commissaires. « Née en France, elle débute sa carrière dès l’âge de 12 ans en chantant des morceaux militants en faveur de la décolonisation de l’Algérie dans le cabaret que son père ouvre dans le quartier latin, le TAM TAM. Elle s’exile au Liban car la police soupçonne la famille de cacher des armes du FLN. Elle fera une grande carrière en Égypte puis découvre son pays, l’Algérie, au moment de la décolonisation. »
De nombreuses autres divas sont évoquées dans la troisième section de l’exposition, dédiée à « Hollywood sur le Nil », quand la comédie musicale égyptienne produit à tour de bras. Leila Mourad, Égyptienne d’origine juive convertie à l’islam, ou Sabah, chrétienne maronite libanaise surnommée la « Barbarella levantine » par L’Orient-Le Jour, sont deux des femmes que l’on retrouve sur des affiches hautes en couleurs, ou dans des extraits de film qui marquent la fin d’un âge d’or. Car déjà, les théâtres commencent à fermer, et une page se tourne avec le choc pétrolier et les pays de la région qui entrent en ébullition. « Dans les années 70, le centre du monde arabe se déplace, les monarchies du golfe vont devenir une nouvelle puissance économique et l’Égypte perd de son aura. La montée de l’islamisme dans certains pays a eu un impact sur la vie sociale et culturelle des pays arabes. Pour autant, des mouvements féministes ont continué à fleurir et fleurissent toujours dans le monde arabe. Il est donc important de nuancer l’interprétation de cette histoire et ce vent de liberté tel qu’il était véhiculé par le cinéma égyptien », reprennent les commissaires.
Néanmoins, la dernière partie de cette rétrospective qui s’étale sur quelque 1000 mètres carrés choisit de s’inscrire aux temps présents. Car à l’instar de Fairouz, ces divas sont encore des icônes, et un simple tour sur un marché populaire du Caire suffit à l’éprouver. « Le courage dont elles ont fait preuve pour s’émanciper de la société patriarcale font d’elles des ambassadrices du féminisme. » En témoignent les récentes créations (arts plastiques, vidéos, littérature, musique, avec Lamia Ziadé, Shirin Neshat, Youssef Nabil, Nabil Boutros…) qui portent la trace de cet âge d’or. Ou encore, l’installation qui clôt le parcours, associant la photographe et vidéaste libanaise Randa Mirza à Waël Kodeih, producteur versé dans le hip-hop et l’électronique. On y découvre un couple de jeunes DJ qui « revisitent » cet âge d’or, avec les hologrammes de deux divas de cette époque, Tahiyya Carioca et Samia Gamal, dansant avec une grâce envoûtante. « Cette installation en fin d’exposition est particulièrement émouvante car elle projette cet « âge d’or » dans la contemporanéité avec une grande sensibilité. Aussi, Randa Mirza porte un regard nuancé sur cette période qui, selon elle, pourrait aussi être perçue comme une forme d’instrumentalisation du corps des femmes. »
Justement, vient alors l’ultime question à propos d’une exposition qui interroge (et plus encore interpelle) : le statut de la femme dans ces pays aujourd’hui : Dans les printemps arabes se nichait-il la potentialité d’une nouvelle Nahda ? Et la blogueuse égyptienne Shaninaz Abdl Salam, la journaliste tunisienne Fawzia Zouari ou encore l’activiste yéménite Faizah Soulimani en seraient-elles les icônes ? Hanna Boghanim tempère en mesurant les différences : « La nahda touchait l’ensemble des domaines culturels, sociaux, religieux, politiques, littéraires, et surtout la question de la langue arabe était au cœur de cette révolution de la pensée. Les printemps arabes correspondent plus à un éveil politique de la population et ces femmes sont plutôt toutes des militantes politiques qui ont œuvré pour un changement de régime. »
Divas, jusqu’au 26 septembre, à l’Institut du Monde Arabe